Le cirque est arrivé

Lundi matin, dans le village où je travaille, un cirque est arrivé. On a vu le chapiteau s’élever lentement, on a entendu les haut-parleurs informer la populace de l’imminence d’un spectacle inégalé, quelques animaux improbables ont commencé à brouter l’herbe tendre de la prairie qui borde la maternelle. Il paraît même qu’ils ont installé le lion dans le city park, tu crois, maîtresse, que c’est vrai ? 

A midi, une dame est venue, une enveloppe sous le bras, et un grand sourire sur son visage tout rond. Elle venait nous demander d’inscrire sa fille (sa nièce en fait, mais on va pas se formaliser) pour les deux jours de leur présence chez nous. La petite est en CE2, dit-elle. Il faut la scolariser, elle ne lit pas beaucoup, un peu, mais elle doit venir. Bien-sûr, on a dit, évidemment, tous les enfants doivent venir à l’école ! C’est ainsi qu’on a rencontré Shanna.

Quand elle est entrée dans la classe, j’ai placé une table pour elle, au milieu. Les deux petites qui l’avaient à côté ont fait « ouaiiiiis ! », l’air ravi, et les autres, dans un bel ensemble, ont marqué leur déception en faisant « oooooh… ». Tout le monde voulait avoir « la nouvelle » à côté de lui, être responsable d’aider la petite brunette aux yeux noirs et aux airs de tzigane. Elle est jolie, Shanna, et puis elle est fascinante, ils la pressent de questions, ils veulent tous lui parler.

Sous le préau, Shanna fait des roues avec les pointes bien tendues. Shanna ne lit pas, c’est vrai, mais elle ouvre grand ses oreilles pour tout écouter, elle sourit tout le temps, elle raconte sa vie aux petites oreilles étonnées. Shanna a des chèvres, c’est elle qui s’en occupe dans le cirque, c’est sa responsabilité. Son père est acrobate, et dresseur aussi, son frère fait la jonglerie, sa mère fait du cercle, et la billetterie. Et puis, Shanna dresse les lamas, elle sait quand il ne faut pas s’approcher, elle sait quand ils vont cracher, c’est facile : ils ont les oreilles baissées.

Avec Shanna, on a fait une production d’écrit poétique. C’était prévu, et ça tombait drôlement bien, parce qu’on a lu pour elle, et comme on devait inventer des vers à deux sur l’ardoise, elle a pu participer à l’oral, et elle ne s’est pas privée, elle a levé le doigt comme les autres, et j’ai vu qu’elle s’amusait bien. Elle écrit très bien, même si elle ne sait pas lire, alors elle a pu recopier la poésie qu’on a tous inventé, elle l’a collé dans son cahier d’école, qui la suit de ville en ville, qu’elle a voulu me montrer. Sur les pages, une à une, je vois le travail des enseignants avant moi, chacun essaie de lui donner un petit quelque chose, un petit bout d’école, en pointillé. Des sourires, des tb, des bravos, Shanna ! et je me dis qu’on fait tous pareil, on essaie de lui glisser des bribes de plaisirs, à défaut de véritables apprentissages.

Demain midi, Shanna va repartir. A l’heure où j’écris ces mots, elle a son costume de spectacle, un costume « de savane » très beau, m’a-t-elle dit, et du maquillage qui brille. C’est elle qui fait tourner les chèvres sur la piste. Pour les lamas, elle n’est pas encore prête. Et puis aussi, elle s’entraîne au trapèze, à l’acrobatie. A vingt-deux ans, ce sera fini, on n’est plus assez souple… C’est encore elle qui le dit.

Elle n’est pas restée longtemps, Shanna, mais je sens déjà qu’elle nous aura marqués.

4 commentaires sur « Le cirque est arrivé »

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