L’éducation foireuse, ou la théorie des cinq S

Un jour, à l’école, on a lu un article du psychologue Didier Pleux à propos de l’éducation des enfants qui nous a drôlement interrogées, les copillègues et moi, et auquel on fait souvent référence entre nous. Il s’agissait de la théorie des 5S qui fabriquerait des petits tyrans domestiques (éventuellement), des enfants angoissés (potentiellement), des enfants mal outillés face à l’adversité (assurément), et on y a reconnu nombre de nos élèves, et parfois même nos propres rejetons.

Ces enfants sont éduqués par des parents aimants, soucieux de très bien faire, qui réfléchissent beaucoup et sont persuadés d’être dans le vrai. Comment, pourquoi ne le seraient-ils pas alors qu’ils mettent tant d’énergie à comprendre, à accompagner, à guider ces petits qu’ils ont désirés de toutes leurs forces, qu’ils couvent d’un regard bienveillant, guident patiemment avec des paroles positives et cherchent à faire grandir dans l’harmonie et la sécurité affective ? Des parents qui pourtant sont au bout du rouleau, qui ne comprennent pas comment l’éducation parfaite qu’ils offrent peut générer l’emmerdeur capricieux ou la chieuse colérique qu’ils se coltinent à la maison.

Surcommunication : ou comment confondre « ne pas laisser l’enfant dans l’ignorance des choses qui le concernent » et « tout expliquer à tout bout de champs, y compris ce qu’il n’a pas besoin de savoir ». Mal comprendre Dolto, quoi. Outre ce que le gosse devrait tout simplement ignorer parce que ça ne le regarde pas et que les adultes aussi ont le droit d’avoir une vie intime, privée, voire secrète, il y a l’excès de mots dans la vie quotidienne. Nul besoin de justifier pendant des heures les interdits fermes qu’on veut poser. « Non c’est non, n’insiste pas », c’est bien aussi. Trop d’enfants n’entendent pas ce non et reviennent à la charge interminablement, persuadés qu’ils peuvent discuter la règle puisqu’on discute sans cesse pour leur en donner les raisons.

Surprotection : Il s’agit de lui éviter tout désagrément, toute situation inconfortable. Je ne parle pas de le soulager de vraies souffrances, de grandes détresses, je parle de prendre en charge pour lui tout ce qui est susceptible du point de vue du parent de provoquer un léger déséquilibre dans cette vie qu’on lui souhaite pavées de plaisirs et de bonheurs. Mais la vie c’est pas ça. Prendre sa défense par anticipation, parler à sa place, demander aux autres de jouer avec lui avant qu’il ait pu tenter une approche par lui-même, venir dire à la maîtresse qu’il a mal dormi, qu’il a peu mangé, qu’il a un bobo là, qu’il n’a pas réussi à apprendre sa poésie (qui était trop longue, d’ailleurs), lui donner des excuses pour tout, tout le temps, ne jamais envisager l’éventualité qu’il pourrait être en tort, s’être mal conduit, avoir dérapé, et qu’une bonne remontée de bretelles pourrait lui être salutaire. Combien de fois aurais-je entendu de la bouche de parents dont l’enfant a été grondé que la bêtise est regrettable, mais que ce n’est pas tout à fait de sa faute parce que, voyez-vous, il est trop influençable… Moi je trouve que c’est pas bien de penser que son enfant est un être incapable de discernement, dénué de caractère et de libre-arbitre. Dit comme ça, ces mêmes parents revoient d’ailleurs leur copie en général, oui, non, bien-sûr, influençable, non, enfin, il a été entraîné par les autres, quoi. Peut-être bien qu’il a été influencé le petit chou, mais peut-être aussi qu’il a juste fait une connerie, ça arrive, ça n’en fait pas un monstre, mais le placer en victime permanente pourrait faire de lui plus tard un adulte détestable incapable de se remettre en question. Et puis aussi, cette attention excessive est anxiogène, au final. Nos peurs sont leurs peurs.

Surstimulation : Pour faire simple, laissons-les un peu s’ennuyer, ça favorise la créativité et l’imagination, c’est pas un mal. Et puis ça vous laisse du temps pour vous ennuyer vous-même. Mais peut-être que ce sont les parents qui ont peur du vide ? N’allez pas croire, je me compte dans la masse, car j’ai été une maman très… stimulante moi aussi, et puis j’ai grandi… Même en classe, j’ai appris peu à peu à ne pas répondre immédiatement à leur demande quand ils se pointent devant moi, avec un tonitruant : « J’ai finiiiii ! Qu’est-ce que je fais main’nant maîtresse ? » Désormais je réponds : « Tu as fini ? Et ben c’est super, mais pas moi. Occupe-toi sans me déranger. » Je joue pas à Tétris, hein, va pas croire !

Surconsommation : Trop d’objets, trop de jouets, des goûters gargantuesques, des vêtements comme chez les Kardashian, trop d’activités (enfin, quand c’est pas covid-zone, j’entends…), trop de tout, en somme. Le plaisir d’attendre, d’espérer, de rêver que son désir se réalise enfin est grillé, on lui enlève une grande part de joie parce que désirer, c’est l’essence de la vie. C’est tellement dommage… (voir mon billet précédent intitulé « Divins enfants« ) Pourquoi, mais pourquoi avons-nous toujours peur qu’ils manquent ? C’est délirant. Et encore une fois je me compte dans la masse, je ne sais pas faire à manger pour deux, le quartier pourrait s’inviter chez nous à chaque repas…

Survalorisation : Bien-sûr que c’est bien et nécessaire de les féliciter, mais s’extasier en permanence, ça casse le plaisir, ça fausse l’estime de soi, ils ne sont pas fous, ils voient bien que c’est surjoué. Et ils en redemandent, parce que les dés sont pipés, que l’étalonnage est foireux, et qu’ils ont besoin, quand même, de savoir. Ils ne savent plus ce qui est normal et ce qui relève de l’exceptionnel. Il a eu de bons résultats à l’école ? Bravo, qu’il en soit fier c’est suffisant, pas la peine de dévaliser Maxijouet pour marquer le coup. Il a été sage aujourd’hui ? Super, qu’il s’en félicite tout seul en constatant par lui-même le bénéfice qu’il en tire : des adultes zen, qui ne s’agacent pas, une atmosphère paisible, générée par l’absence de caprices, de colères, de disputes. C’est ça la récompense à son bon comportement. Ce qui est rare est précieux, ça vaut aussi pour les compliments.

Et pour finir n’oublions pas que tout ça, c’est juste des problèmes de riches, donc on relativise. De mon côté je n’oublie pas que je ne convaincrai avec ce billet que les déjà convaincus, comme souvent, je ne me leurre pas. Mais zenfin, si ça peut soulager quelques personnes, en déculpabiliser quelques autres, j’aurai pas perdu mon temps.

6 commentaires sur « L’éducation foireuse, ou la théorie des cinq S »

  1. Aie, aie, aie… tout ça fait vraiment flipper et on se demande si on pourra un jour « rectifier le tir ». Il faudrait diffuser ce billet à un maximum de parents qui se déculpabiliseraient ainsi de ne pas en faire assez,! Et ça reposerait aussi les instits!! Biz Camille!!

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