Dieu est grand, a dit le monsieur de la Banque.
C’était étrange à entendre dans cet endroit. Il pianotait sur son clavier, galérait depuis une bonne heure pour enfin clôturer ce compte courant dont je ne voulais plus, lequel résistait avec la belle énergie que mettent toujours les comptes, abonnements, crédits et autres menottes modernes pour se fermer (ces trucs là n’aiment que s’ouvrir, ça ils le font fissa, hop hop, pas l’ombre d’un bug informatique, pas d’énième numéro de sécurité à retrouver, non c’est simple, c’est propre, c’est rapide, pour un peu on en ouvrirait à tour de bras, des comptes dans les banques, juste comme ça, pour le plaisir de voir que le système marche pas mal quand même, juste il aime pas quand on cherche à lui échapper, mais c’est comme ça, un émotif, bref), le gars de la banque résolvait les tâches nécessaires à la clôture de mon compte une à une, et comme c’était un bon bougre il s’en réjouissait. Travail bien fait.
« Dieu est grand. »
J’ai répondu : Peut-être mais surtout, il est vachement loin.
Le gars s’est marré.
Dieu est grand, j’ai pensé, et s’il a fait comme on le dit l’homme à son image, il est sans l’ombre d’un doute mesquin, querelleur, jaloux, égoïste, avide, insatiable. Intéressé. Manipulateur. Un génie dans tous les domaines. Heureusement, comme dit Alfred, il a l’amour. Capable d’amour. Ouf. Un génie pour ça aussi.
Cette petite anecdote m’a rappelé une nouvelle écrite il y a quelques années, pour un concours auquel j’avais participé. Le sujet était « Samedi soir ». Je vous l’offre :
Samedi soir
Pas mécontent d’avoir mis le point final… Une semaine que je bosse sur ce projet, il m’aura fait suer sang et eau, mais le résultat me paraît à la hauteur de mes espérances. Je suis quand même parti de pas grand-chose, une idée comme ça, je me languissais, sur mon transat, je me suis dit « allez, ma caille, bouge-toi un peu, occupe ta semaine si tu ne veux pas finir maboul ». Oui, je me parle souvent à moi-même, ça fait que je me sens moins seul.
Comme j’ai passé l’âge des playmobils, j’ai décidé de démarrer un chantier plus conséquent, un truc un peu achevé, tu vois ? Je me suis dit qu’une fois terminé, j’aurais bien envie de me sentir fier du résultat, je voulais créer une sorte d’œuvre dont on se dit quand on la regarde : Putain, c’est bien pensé, le machin…
Alors j’ai relevé mes manches, j’ai craché dans mes mains, et j’ai dit : allez, yo, c’est parti mon kiki, à l’attaque !
Et puis je me suis retrouvé comme un con devant un grand vide. Un rien. L’angoisse de la page blanche. Le trou noir… Toute cette énergie qui m’avait donné le sourire et fait lever mon cul de ma chaise longue retombait comme un soufflé devant l’ampleur de la tâche. J’étais là, les bras ballants à ne pas savoir par où commencer. Je me suis dit je vais déjà mettre du bleu. Un fond, quoi. Masquer tout ce blanc qui me déprime. Bon, ce n’était pas du grand art, hein, juste de la barbouille, mais il faut bien se lancer, et occuper ses mains permet de libérer l’esprit, c’est bien connu. Après, j’ai regardé, et je me suis demandé pourquoi j’avais choisi du bleu. Je me suis fait rire tout seul en me disant que c’était une inspiration divine. Oui, j’aime bien me faire des blagues à moi-même, toujours cette histoire de solitude, faut bien lutter comme on peut. Enfin bref, ça m’a permis de démarrer, de me mettre le pied à l’étrier, et de chevaucher allègrement sur le flanc de la création.
Une fois le bleu posé, j’ai réfléchi à l’origine de la lumière. Très important, la lumière, faut pas se louper, on doit la voir sans la déceler, faut qu’elle illumine sans éblouir, qu’elle révèle sans désigner. Donc il lui faut un pendant d’ombre. C’est ça, le truc, je me suis dit, à chaque chose son contraire, un bon équilibre d’ensemble avec quelques ruptures par ci par là pour exciter le regard, que l’esprit découvre sans cesse, et s’en trouve nourri. Ainsi soit-il !
J’ai décidé : la lumière, plutôt du haut. C’est un cliché, certes, mais j’ai eu peur que les choses se compliquent si on changeait trop les stéréotypes. On doit exciter la curiosité, mais trop d’incongru tue la compréhension, personne ne sait plus qui quoi qu’est-ce, et c’est le bordel, la grande déglingue de la logique. Il en va de même que pour le reste : un peu de désordre fait ressortir le bel ordonnancement des choses, mais s’il y a trop de merdier, une poule n’y retrouve pas ses poussins, et c’est la panique. Et la panique est l’ennemie de l’harmonie, on le sait.
Donc la lumière, je la fais descendre. Voilà. Tout l’après-midi du lundi, j’ai bossé sur la lumière, ce n’était pas un petit morceau, je te le dis. Mais on n’a rien sans rien.
Mardi, en me levant, je me suis rendu compte que bon, la lumière y était, fallait plus toucher à rien, mais que quand même, tout ce bleu, ça finissait par foutre la gerbe. J’ai nuancé. Important la nuance, aussi… Là, d’un coup, on travaille en délicatesse, on fait dans le subtil, on n’est pas des brutes, quoi. J’ai bossé (je te mens pas) la journée entière pour finaliser la profondeur du firmament ! Quand je veux, je peux me montrer perfectionniste… Je sentais que le passage était nécessaire, quasi mystique, mais je trépignais d’impatience à l’idée de passer à du concret, du solide.
Alors, le lendemain, j’ai attaqué les choses sérieuses : j’ai coulé le ciment et organisé la plomberie. L’arrière plan, comme qui dirait. Là encore, tout est affaire de contraires savamment agencés, mais tu commences à saisir le concept, alors je te la fais courte. Ce jour-là, j’ai alterné l’humide et le sec, tu vois ? Des vallons et des ruisseaux, en gros. Du haut et du bas, aussi. Des zones plutôt plates, et des à-pics vertigineux, de vastes étendues pour que l’œil s’égare loin sur l’horizon, et des obstacles qui poussent à s’interroger sur ce qu’il y a derrière. Enfin, de la variété en termes de relief, en somme… Histoire de ne pas s’ennuyer en laissant voguer la pupille.
Franchement, déjà, là, ça commençait à ressembler à quelque chose. J’aurais pu me contenter. Sauf que je trouvais que c’était un poil terne, quand même. Alors j’ai démarré les plantations, et là, je peux te dire que je me suis fait plaisir en couleurs ! Après la période de bleu intensif, j’avais besoin d’un lâcher-prise sur la palette, que ça pulse, que ça mousse, que ça déborde. Je suis un généreux, moi, faut pas croire. Je suis resté presque tout l’après-midi du mercredi en jardinerie. Et le lendemain, quand j’ai été bien gavé de rouge, de jaune, de orange, de vert en veux-tu en voilà, j’ai décidé de soumettre tout ça à un rythme. J’avais envie d’y coller une pulsation à cette végétation, donc j’ai choisi une ritournelle rassurante, un mouvement cyclique qui recommence indéfiniment et permet de savoir où on en est. Un truc un peu organisé, quoi… toujours pareil : une logique dans l’abondance, qu’on sache où on habite.
Un généreux certes, mais un insatisfait chronique, je reconnais. Qu’est-ce que tu veux, la perfection n’est pas de ce monde, je n’échappe pas à la règle. Donc, le vendredi, ça m’a pris de vouloir que ça galope, que ça bruisse, que ça grouille, que ça criaille et piaille, que ça se tortille, que ça sautille. Je ne sais pas, une envie de mouvement, d’agitation, d’effervescence… J’ai attaqué la ménagerie. J’ai placé de la vie mouvante un peu partout, au gré de mon inspiration, de-ci de-là, des petits, des gros, des longs, des courts, des rampants, des volants, des moches, des majestueux, des enragés, des teigneux, des malins, des impétueux, des discrets, enfin, un peu de tout quoi. Oh, là, là, tu m’aurais vu ! J’étais excité comme un pou. J’agitais les mains devant moi en poussant des petits gloussements de satisfaction parfaitement ridicules.
Je me suis emballé, je dois admettre, la fatigue de la semaine, sans doute… Mais bon, j’ai bien rigolé, et après tout, c’était le but, j’avais quitté mon transat et mon ennui pour ça, alors je n’allais pas me plaindre si la récréation était bonne. Toute la journée, j’ai ajouté du monde, j’avais vraiment dans l’idée de peupler à fond, que ça bouge au taquet, que ça remue dans tous les sens. Je crois que je suis un traumatisé de l’immobilité. Faudra que j’en parle à quelqu’un, un jour, ce n’est pas sain de ne jamais rien partager, d’être toujours tout seul.
Bon, enfin, j’ai laissé s’exprimer mon imagination sans la brider jusqu’au samedi en milieu de journée. Et tout à l’heure, un peu sur le devant, sous la lumière, j’ai posé ce que je pense être le clou de mon entreprise.
J’ai mis un bonhomme, d’abord : belles proportions, harmonieux et tout. La peau couleur de sable, un peu comme s’il était sorti de la poussière. Je lui ai fait un beau corps d’athlète, pas trop de poils, je voulais vraiment le distinguer des bêtes qui pullulaient tout autour. L’épaule solide, la cuisse musclée, le mollet galbé, le genre qui galope sans avoir l’air ridicule. Je l’ai installé de face, pour qu’il regarde vers moi, avec une main suspendue en l’air comme pour me demander un truc. Et après, j’ai mis une gonzesse avec lui. Pour elle, je me suis régalé à bosser sur les courbes. Tout en rondeur et en douceur la petite chérie, avec de longs cheveux auburn gentiment soulevés par le vent, un visage gracieux, une poitrine menue, et le regard amoureusement tendu vers lui. Ouais, je l’ai conçue charmante, joyeuse et espiègle, avec un soupçon d’audace dans la manière de porter haut le menton. Je me suis reculé un peu, j’ai regardé le résultat, et franchement, ça m’a paru top.
Là, évidemment, il me tarde de me poser, je suis crevé. Quand le samedi soir arrive, j’aime bien prendre un apéro et prévoir une soirée pépère. J’ai bien turbiné toute la semaine, je suis content de moi, c’est légitime de me délasser. Le temps de laver le matos, tout ça… Bref, je repasse devant mon bazar avant de me servir une chopine, et… Peut-être que c’est la fatigue, ou l’inévitable insatisfaction du créateur, mais le bonhomme, là, je crois que je lui ai foiré le regard. Il fait arrogant, le type, ça va pas dans l’ensemble. C’est con parce que ça jure avec le reste, et c’était vraiment chiadé, jusque là… Une sorte de perfection dans son genre. Et puis voilà, patatras, je crois bien faire en bricolant un sujet de plus, je le bichonne, je le fais beau, je lui donne comme qui dirait la place d’honneur, et il me poignarde dans le dos en prenant ses grands airs sans que j’ai rien vu venir. Le mieux est l’ennemi du bien, j’aurais dû m’abstenir et me passer de cet abruti et de sa petite garce.De toute façon, demain c’est dimanche, journée pyjama !
Et lundi, je balance celui là dans un coin, et j’en fais un autre.
Un mieux.
Je jette un dernier coup d’œil au couple posé comme une tâche au milieu de mon chef d’œuvre. Je hausse les épaules en avalant une rasade un peu rageuse.
Oui, c’est évident, faut les lourder. Ils ont une tête à tout saccager…
Sans humain ce sera plus sain.