Cher Pap

Comme je tutoyais ton prédécesseur et que je nomme notre président de la République par son petit nom, je vais faire de même pour toi dans ce billet. N’y vois aucune marque de mépris, c’est au contraire un signe de bienvenue dans la Corporate car comme tu le sais, dans l’Educ’ Nat’, on se tutoie, ça date du temps où c’était qu’un gros ramassis de gauchos qui se donnaient du « camarade » en salle des profs, portaient des pulls tricotés main et croyaient dur comme fer dans l’élévation du statut d’Être Humain par le biais de l’instruction.
Une niche de doux rêveurs.
On en rigole encore.
Finalement les choses sont rentrées dans l’ordre, là on est bon, on a de tout dans nos rangs, même des RN et là j’avoue que j’ai un hoquet mais bon, c’est la démocratie on peut voter une crotte de nez si ça nous chante (que ceux qui ont la ref lèvent la main).

Cher Pap, disais-je, je t’ai attentivement écouté l’autre matin sur France Inter, et je t’avoue que je ne suis pas entièrement satisfaite par ces annonces d’augmentation des enseignants qui auraient pourtant dues me faire frétiller d’aise.

Bon déjà je suis pas super concernée, vu que ce sont les jeunes recrues que tu remercies d’avoir le culot d’y aller et les fins de carrière que tu envisages de faire progresser plus vite. Moi je suis entre les deux, le ventre mou comme on dit, je sens que je vais être trop jeune ou pas assez. Déjà à ce moment de ton intervention, j’avais compris que tu étais là pour faire des effets d’annonce comme d’habitude. Et puis tu as ajouté la création d’heures supplémentaires possibles si on participe à des projets innovants.

C’est à dire ? Précise ? Des ?

Cette manière de suggérer que les enseignants ont besoin d’une carotte pour se bouger le cul a provoqué une colère chez moi qui peine à s’apaiser. Ce billet, j’ai commencé à l’écrire à la suite de ton annonce sur France Inter le 21 avril, et je le bloque dans mes brouillons depuis ce lendemain.
Je cherche le bon angle.
J’essaie d’avoir de l’humour.
C’est pas facile.

Je vais te dire une bonne chose, cher ministre, cher patron, mon p’tit père : j’aimerais que l’Educ Nat commence par nous payer ce que nous faisons déjà gratuitement. Dans le primaire, nous n’avons pas d’heures supplémentaires, aucune, ça n’existe pas. Et le point d’indice est bloqué depuis des lustres.
J’aimerais que mon bac +5 soit considéré, que ma mission d’intérêt général soit reconnue et valorisée, que le temps passé en auto-formation (puisque la formation continue des profs est tellement à côté de la plaque !) ou la mise en place de projets particuliers pour ma classe soient notifiés quelque part et remerciés au lieu d’être simplement passés sous silence et donc méprisés.
C’est pas compliqué de repérer ceux qui partent en Classe Découverte, qui inscrivent chaque année leurs élèves à différents projets extraordinaires et souvent chronophages, qui accueillent des enfants lourdement handicapés et qui n’en sont jamais remerciés mais sont au contraire culpabilisés quand ils expriment leur désarroi, leur sentiment d’impuissance, leur épuisement, voire leur trouille. Ce ne serait pas très difficile de filer une prime aux concernés.
J’aimerais que tu dises que nous travaillons beaucoup, beaucoup plus que ce que les textes nous demandent. Les statistiques annoncent 43 heures de travail hebdomadaires en moyenne, mais ceux qui en parlent le mieux sont nos conjoints, demande-leur et tu verras, ils disent tous la même chose !
J’aimerais que tu reconnaisses que la sécurité d’emploi ne garantit pas la sécurité pendant l’emploi, que nous sommes de plus en plus souvent menacés, invectivés, brutalisés. Que de plus en plus de plaintes nous tombent dessus, pour un oui pour un non, que c’est terrifiant, d’autant plus que notre hiérarchie, qui devrait nous soutenir, se borne généralement à regarder ailleurs en sifflotant.
J’aimerais que tu rappelles que les Equipes éducatives, les Informations Préoccupantes, les Geva-Sco, les rendez-vous téléphoniques avec les libéraux (orthoph, psycho-mot’, psy etc), l’accompagnement et les adaptations nécessaires pour les gosses suivis par l’ASE, tout ça ne se fait pas tout seul, et ne se fait pas, évidemment, pendant le temps de classe.
Quand mes collègues de CP et de CE1 se voient confier les évaluations nationales avec obligation de recevoir tous les parents pour les informer des résultats, ce qui génère évidemment une série de rendez-vous en plus, elles le font sans supplément de salaire. Tu le sais ça ?

Bref, je suis colère.
Mais j’irai à l’école lundi matin en souriant.
Tout ça ne me fera pas renoncer.
Mais quand même je suis colère et je crois que je ne suis pas toute seule.